En art, la nature est fréquemment associée au paysage, d'où le parti-pris retenu pour cet article. Un paysage qui, historiquement, rend compte d'une « belle nature » [1]. Or aujourd'hui, cette dernière est attaquée au point où certains la qualifient de pseudo-nature. L'usage d'une technologie de pointe en art amplifera-t-il la situation, ou exhortera-t-il à un retour à une nature non détérioree par l'action humaine ? Les remarques qui suivent devraient donner des indications à ce sujet.

Char Davies / Softimage, Osmose 1994-1995.
Arbre Etant, capture d'image en temps réel par le biais du visiocasque de l'environnement virtuel immersif.

D'entrée de jeu, disons que le paysage est un genre apparu en peinture au XVe siècle, pour s'étendre ensuite à la photographie à la fin du XIXe et aux arts technologiques au cours cles années 1960. Le paysage est par definition une « etendue de pays que l'on voit d'un seul aspect » [2]. Une telle formulation requiert uniquement le regard. Or certaines formes d'art pratiquées aujoud'hui englobent l'ouïe et le toucher voire l'odorat, d'où une redéfinition possible du terme qui sera proposée en conclusion.

Afin de préciser ce qu`i1 advient du paysage en art actuel, deux ouvres serviront de « faits théoriques », soit de noud fixe de facteurs analysables [3]. Elles sont représentatives d'une problématique du paysage relative à la réalité. En premier lieu, il sera question du paysage comme traitement de la réalité et l'ouvre retenue sera un audiovidéo-environnement, Journal des crêtes (1995), de Marie-France Giraudon et Emmanuel Avenel. En second lieu, le paysage sera aborde comme production d'une réalité et l'ouvre choisie sera un espace immersif, interactif virtuel. Osmose (1994-1995), de Char Davies. Bien entendu, il est question d'accent mis sur l'un ou l'autre aspect de la réalité dans les deux cas.

Journal de crêtes: le paysage comme traitement de la réalite

Les deux vidéastes ont traversé à pieds les Pyrénées. Leur voyage - une performance en soi - a duré cinq semaines au cours desquelles ils ont tenu un joumal. L'audiovidéo-environnement qui en résulte consiste en une reconstruction et une mise en perspective d'un paysage montagneux qui relève d'une analyse systématique de l'espace et du temps par l'intermediaire de la vidéo et de la copigraphie.

Les liens avec la peinture se font naturellement devant les images vidéo d'une nature photogénique. On pense au sfumato (vaporeux) et au mezzo (tamisé) des tableaux de Léonard de Vinci, ainsi qu'aux nombreuses Montagne Sainte-Victoire de Cézanne ou encore à des paysages de Monet. C'est Jean-Étienne Liotard qui écrivait que « la peinture est le miroir de tout ce que l'univers nous offre de plus beau » [4]. Il suffit de remplacer le mot peinture par celui de vidéo et la formulation se vérifie dans ce Journal des crêtes, à deux siècles d'intervalle. De plus, pour continuer la filiation avec l'histoire de l'art, l'ouvre répondraít à la définition du « Vrai parfait » ou « composé » qui, d'après Roger de Piles, est une combinaison du « Vrai simple » ou manifestation fidèle de la nature et du « Vrai idéal » qui est atteint par combinaison de différentes perfections réunies [5]. C'est la problématique de la vérité et de l'apparence qui se repose constamment dans l'audiovidéo-environnement qui, sous le couvert de la reduplication de la nature, remet en jeu le concept de représentation par l'intermédiaire du traitement des images (usage constant du ralenti), du décor sonore (sons ambiants répétés ou assourdis) ainsi que par la carte du territoire et les shaped canvas, des panneaux copigraphiques aux effets de paysages.

Dans un autre ordre d'idées, les images vidéo de Journal des crêtes font figure de paysages mythiques. Or, d'après Louis Marin, le mythe est « une parole dont la répétition est créatrice de l'antagonisme où une société trouve sa fondation et de la conciliciation où elle découvre son histoire, même si cette histoire est une histoire immobile qui échappe à l'accumulatilon progressive de l'événement » [6]. Il ne faut pas oublier de mentionner que la traversée à pieds des vidéastes rejoint le rite qui est la récitation de cette histoire. Le présent de cette cérémonie mythique n'est pas un simple « ici et maintenant », mais le moment où fusionnent ce « maintenant » et l'événement temporel d'origine. ll s'ensuit que le parcours de l'audiovidéo-environnement pousse l'observ/acteur [7] à refaire autrement la randonnée pédestre des vidéastes et, simultanément, à revoir l'histoire du paysage en peinture. Dans l'ensemble, Journal des crêtes subvertit subtilement le genre paysage. Une situation qui se retrouve exacerbée dans Osmose de Char Davies où il est possible de parler d'une réalité autre.

Osmose: le paysage comme production d'une réalité

Breathing and Balance interface for
Char Davies / Softimage, Osmose 1994-1995.

Osmose est un espace immersif, interactif et virtuel qui fait voir le paysage comme la production d'une réalité. Comme espace virtuel, il s'agit d'une base de données graphiques interactives, visualisables et explorables en temps réel, qui sont présentées sous forme d'images de synthèse a trois dimensions. Ces images de synthèse contribuent à donner une sensation d'immersion dans un espace virtuel où la représentation est à son comble.

La corrélation proprioceptive entre le corps de l'immersant [8] et l'espace virtuel est réalisée au moyen de capteurs placés sur certaines parties de son corps. La vision stéréoscopique est obtenue à l'aide d'un casque de visualisation, muni de deux écrans miniatures à cristaux liquides placés devant les yeux. L'ordinateur qui pilote le système analyse les mouvements captés par une veste - non par un gant sensitif - et par la respiration et l'équilibre qui comme c'est le cas en plongée sous-marine, ont une influence sur les déplacements physiques de l'individu. L'ordinateur peut alors intervenir sur l'espace virtuel. Comme c'était le cas dans Journal des crêtes, on peut parler de rite voire de rite d'inititation, car un technicien vous aide à revêtir et la veste et fournit les intructions nécessaires au voyage dans une réalité « intermédiaire » [9].

C. Davies représente autrement la nature. Les lieux visités sont la « forêt », la « clairière », la « feuille », la « terre », l'« étang », l'« abysse », le « ciel ». Leurs appellations respectives font référence aux paysages naturels et artistiques. Par exemple, la « forêt » comprend différentes feuilles qui ont été numérisées. Leurs grandes dimensions au sein du « paysage « virtuel fait que l'immersant se sent plongé dans un espace gigantesque, à la manière d'« Alice au pays des merveilles ».

Un intérêt évident de la démarche de C. Davies est qu'elle s'inspire de la nature, qui selon Philippe Quéau est devenue la dernière catégorie du réel à pouvoir être opposée radicalement au « virtuel » [10]. Les paysages d'Osmose servent de référence pour nous aider à distinguer en nous ce qui appartient à la nature et ce qui lui échappe, rejoignant en cela les paysages de Journal des crêtes.

En guise de conclusion

Tout bien considéré, les paysages de Journal des crêtes et d'Osmose offrent une lecture plurielle qui nous force à redéfinir les rapports entre nature et technologie. Bien que les deux ouvres exigent la participation, la contemplation n'est pas exclue. Toutes deux font état du beau, un critère esthétique peu valorisé aujourd'hui. Son avantage est de représenter le seuil ou plus exactement le passage vers un paysage qui se transforme tout en attestant d'un fil conducteur historique. Il est aussi tentant de proposer que les belles images présentées coïncident avec des images-mémoires, qu'elles correspondent à des images intérieures, des pré-images qui sont comme des images socialisées qui conditionneraient le déclenchement du camescope par le vidéaste ou la conception des programmes à l'origine des images de synthèse. Ce processus inclut les images idéales nouvelles.

Finalement, la définition du paysage donnée antérieurement gagnerait à être élargie pour devenir : étendue de pays que l'on voit, découvre, explore, écoute, palpe à partir de multiples points de vue. Ce qui signifie que le paysage est travaillé par l`art qui le dérange. En un sens, la culture, dont la haute technologie fait partie, est nécessaire pour appréhender la nature. Contrairement aux a priori souvent négatifs vis-à-vis de la technologie, elle servirait de parapet pour éviter une dérive trop rapide vers des « paradis artificiels » mal préparés.

Notes

[1] ll suffit de nommer les traités des XVIIe et XVIHG siècles écrits par Roger de Piles, André Félibien, Jean-Étienne liotord, etc.
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[2] Littré, Emile, Dictionnaire de la longue francaise. Abrégé par A. Beaujean, Paris, Éditions de la Fontaine au Roi, 1987, p. 831.
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[3] Expression empruntée à Pierre Mocherey, dans Théorie de la production littéraire, Paris, Muspero, 1966.
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[4] Liotard, Jeon-Étienne, Traité des principes et des règles de la peinture, Genève, Minkotl Reprints, 1973, réimpression de l'érlition de Genève, 1785, p. 13.
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[5] Piles, Roger de, Cours de peinture par principes, Genève, Slatkine Reprints, 1969, réimpression de l'édition de Paris, 1708, pp. 31-32.
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[6] Marin, Louis, Utopiques: jeux d'espaces, Paris, Minuit, 1973, p. 88.
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[7] Le terme avec une oblique est employé par plusieurs auteurs dont Alain Lavallée qui y voit une différence de niveau. L'observateur est extérieur à la scène, l'acteur y participe. Dans « La notion de paysage. Le cadrage de la nature entre l'art et la science >», Horizons philosophiques, Paysages esthétiques, Montréal, vol, 3, no 2, printemps 93, p. 13.
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[8] Immersant est un terme inventé par Char Davies pour désigner les individus qui font l'expérience des ouvres virtuelles.
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[9] Quéau, Philippe, « les venus et les vertiges du virtuel », Art Press. Nouvelles technologies. Un art sans modèle, no 12, 1991, (numéro spécial), p. 164.
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[10] Quéau, Philippe, Le virtuel. Vertus et vertiges, Paris, Champ vallon, 1993, p. 76.
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Last verified: September 18th 2013.